L’un des pionniers de la réforme de l’Etat belge dans le sens fédéral fut, sans conteste, François Perin. En tant que ministre de la Réforme des Institutions, il œuvra, avec son collègue néerlandophone, Robert Vandekerckhove, à la mise sur pied de ce que l’on appela la régionalisation préparatoire.
Au lendemain de l’échec des accords « Egmont-Stuyvenberg », en 1978, il multiplia les contacts pour tenter d’aboutir à un projet institutionnel commun aux libéraux francophones et flamands. Mais constatant la surenchère ultra-flamingante à laquelle le PVV se livrait, il jugea opportun, le 26 mars 1980, de remettre sa démission de sénateur : Après avoir entendu toutes les déclarations qui ont été faites ces derniers temps et particulièrement au cours du présent débat, après avoir vu, échec après échec, tous les événements de ces dernières années, je ne parviens plus, en conscience, à croire en l’avenir de notre Etat. Il est difficile de rester parlementaire d’un Etat auquel on ne croit plus et dont le système politique paraît absurde, et représentant d’une nation – selon les termes de la Constitution – qui n’existe plus.
En 1912, Jules Destrée avait dit à votre aïeul Albert Ier la grande et horrifiante vérité : Il n’y a pas de Belges. François Perin, lui, décida de reprendre, en solitaire, le chemin difficile des vérités insupportables. Ce qu’il écrivit dans le journal « La Meuse », le 28 avril 1981, prend toute sa signification à la lumière des événements actuels : Les Wallons ont beau prouver par les récents sondages du « Soir » jumelé au «Standaard » qu’ils sont avant tout Belges et même en majorité « unitaires » ; qu’importe puisque la majorité des Flamands n’ont aucune envie d’en être solidaires ! Cela fait des années que je pressens ce qui va arriver : les Wallons et les Bruxellois vont se retrouver assez bêtement belges tout seuls. Après d’éventuelles élections qui n’auront qu’exacerbé le malaise dû à une crise financière et économique insoluble, le malheureux chef de l’Etat se mettra à courir après un gouvernement introuvable : la Belgique peut disparaître par « implosion ».
Et François Perin de poursuivre : Qu’est-ce qui empêcherait les Flamands de proclamer unilatéralement leur indépendance et d’affirmer leur nation ? Ils ont créé tous les instruments de leur future légitimité. (...) Les Wallons ont beau se proclamer belges. Quel est celui d’entre eux qui se battrait (au sens propre : en participant à une guerre civile) pour rétablir la Belgique contre la volonté des Flamands ? Poser la question, c’est la résoudre.
On peut évidemment pratiquer la méthode Coué et se persuader que la Belgique parviendra à sortir de cette crise existentielle à laquelle est elle confrontée depuis les élections législatives du 10 juin 2007.
Mais le fait de clamer que Belgium is a fascinating country et que l’on va y arriver – pour reprendre les propos d’Elio Di Rupo, le président du PS –, ne résiste malheureusement pas à la force de l’évidence : vous vous êtes vu contraint, Sire, le 17 juin 2010, de confier une mission d’information à un homme résolument républicain, dont l’objectif avoué est de convertir la Flandre en un Etat indépendant.
La Belgique a dû ensuite assumer la présidence de l’Union européenne avec un gouvernement démissionnaire, en affaires courantes – ce qui, pour un Etat qui fut parmi les pionniers de la construction européenne et dont la capitale abrite le siège des institutions européennes, n’est certes pas le meilleur gage de crédibilité.
Et si, comme François Perin le pressentait, la formation d’un nouveau gouvernement s’avérait tout bonnement impossible? Car à l’heure où nous écrivons ces lignes, la fracture entre le Nord et le Sud reste totale en ce qui concerne la manière de régler le dossier de Bruxelles-Hal-Vilvorde et de concevoir une « grande » réforme de l’Etat.
Avec la victoire triomphale qu’elle a remportée aux élections législatives du 13 juin dernier, la N-VA n’a nul intérêt à s’exposer aux compromissions. Bart De Wever n’a pas oublié comment le Premier ministre Léo Tindemans s’est empressé de torpiller le Pacte d’Egmont en 1978, après que la Volksunie se fût engagée loyalement sur la voie de la concession.
Sire,
Jean Rey, qui fut l’un des artisans de l’unification européenne, avait bien saisi la réalité belge. Ne confiait-il pas, à l’hebdomadaire « Pourquoi Pas ? », le 25 avril 1947 : Partout, quand un Etat unitaire est travaillé par un mouvement nationaliste, il est impossible qu’il ne finisse pas par craquer. Et d’ajouter : La sagesse est de s’en apercevoir à temps.
Car il ne sert à rien de se voiler la face : la Flandre est bel et bien devenue un Etat-Nation. Le terme « nation » figure d’ailleurs expressément dans le projet de Constitution flamande que le cartel CD&V/N-VA a rédigé en 2006.
Aujourd’hui, le courant nationaliste flamand ne s’incarne pas seulement dans la N-VA, il traverse également le Vlaams Belang, la formation Dedecker, le CD&V et même l’Open VLD. Bref, quelque 70 % de l’électorat du Nord du pays.
En continuant à ne jurer que par le fédéralisme – qu’ils qualifient joliment « d’union » ou « de participation » –, les responsables politiques francophones se fourvoient donc. Car un système fédéral ne peut fonctionner dès lors que l’une des entités fédérées est elle-même une nation.
Voilà d’ailleurs plus de onze ans que le Parlement flamand a adopté, à la quasi-unanimité, ces cinq résolutions qui s’inscrivent résolument dans un cadre confédéral et qui constituent toujours la bible institutionnelle au Nord.
Et pour ceux qui s’obstineraient à ne pas vouloir comprendre, Bart De Wever s’est montré on ne peut plus clair dans l’interview qu’il a accordée à « La Libre Belgique », le 22 mai dernier : Le fédéralisme ne marche plus. Notre projet est clairement confédéraliste. La démocratie belge est scindée, on doit aller vers le confédéralisme, c’est-à-dire qu’on doit aller vers deux entités autonomes qui signent entre elles un Traité disant ce qu’elles font encore ensemble. (...) Et pour nous, la scission de la sécurité sociale est absolument nécessaire si on veut conserver une solidarité. (...) Bruxelles doit être cogérée et disposer des compétences d’une ville, pas d’un pays.
Tel est donc l’objectif de l’homme qui a obtenu 785.771 voix de préférence le 13 juin dernier et qui n’entend nullement les galvauder en adoptant, à l’instar d’Yves Leterme, une stratégie inappropriée.
Sire,
L’Histoire a manifestement commis une bévue en 1830 en créant artificiellement, d’un trait de plume diplomatique, le Royaume de Belgique. Comme le dit fort justement le journaliste-chroniqueur français Eric Zemmour, c’était la punition infligée par l’Angleterre à la France.
Le fin diplomate qu’était Charles Maurice de Talleyrand n’avait d’ailleurs pas caché son scepticisme à la princesse de Lieven, en 1832 : Les Belges ?... Ils ne dureront pas. Tenez, ce n’est pas une nation, deux cents protocoles n’en feront jamais une nation, cette Belgique ne sera jamais un pays, cela ne peut tenir. Et s’adressant à la princesse de Vaudémont : J’interdirai le mot de Belgique à trois générations de Talleyrand, tant j’en suis ennuyé.
Une nation, expliquait Ernest Renan, c’est le désir clairement exprimé de continuer la vie commune. (…) un plébiscite de tous les jours. Une telle définition s’applique-t-elle vraiment aux relations Flamands-Francophones, marquées par la suspicion, l’agressivité et la chamaille constantes ?
Comme le soulignait fort opportunément Jules Destrée, la caractéristique essentielle du Mouvement flamand est la ténacité : L’œuvre maudite se poursuit lentement, par degrés, sans brusque éclat, avec la patiente opiniâtreté qu’ils apportent à leurs conquêtes.
L’épisode fédéraliste fut l’une des ces étapes pour progresser sur la voie de l’autonomie. Et Jules Destrée de conclure : le Flamand ne recule jamais. Il a la douce obstination têtue du fanatisme.
Sire,
Neuf mois après avoir accepté la démission du gouvernement d’Yves Leterme, le blocage s’avère total, sans perspective de solution, et les observateurs s’accordent à reconnaître que de nouvelles élections ne résoudraient rien.
Après avoir tout tenté pour sortir de l’impasse, le moment n’est-il pas venu de constater que la scission du pays est devenue inéluctable et que vous n’êtes plus en mesure d’exercer les prérogatives que vous a confiées la Constitution belge ? Car cette paralysie de l’Etat est en contradiction absolue avec les articles 36 – Le pouvoir législatif fédéral s’exerce collectivement par le Roi, la Chambre des représentants et le Sénat – et 37 – Au Roi appartient le pouvoir exécutif fédéral, tel qu’il est réglé par la Constitution – de la Loi fondamentale. En outre, dans le cas de la concrétisation de la thèse nationaliste, vous vous trouveriez en porte-à-faux avec l’article 91 en vertu duquel vous avez juré de maintenir l’intégrité du territoire.
Sire,
Le 9 mars 1983, l’hebdomadaire « Pourquoi Pas ? » publia un article de François Perin intitulé « Et si les Flamands proclamaient leur indépendance ? ». Cinq jours plus tard, Jean Gol, adressa à son « père spirituel » le petit mot manuscrit suivant : Je suis d’accord à 100 % avec votre article du « Pourquoi Pas ? ». Mais le délai est sans doute un peu plus long ; je ne suis pas fonctionnellement en position d’exprimer publiquement mon accord. J’agis cependant chaque jour pour préparer cette échéance et une réponse francophone de survie digne, raisonnable et dans l’ordre.
Vingt-sept ans plus tard, force est de constater que l’échéance est à nos portes.
Nous n’en sommes heureusement plus à l’époque où, comme l’écrit de manière très réaliste Marguerite Yourcenar dans « L’Oeuvre au noir », les princes s’arrachent les pays comme des ivrognes à la taverne se disputent les plats. Mais le cas de l’ex-Yougoslavie montre que le nationalisme peut engendrer des situations d’une extrême violence.
Tout au long de votre règne, vous vous êtes efforcé, Sire, de faire preuve de la plus grande sagesse. Celle-ci devrait aujourd’hui vous inspirer à prendre la bonne attitude. Celle-là même que vous indiquait, en 2009, José-Alain Fralon, l’ancien correspondant du journal « Le Monde » : (…) l’écrivain Patrick Roegiers (…) souhaiterait vous voir abandonner votre obligation de réserve pour descendre dans l’arène, mettre tout votre prestige en jeu, tenter d’enrayer le mouvement qui est en train de miner votre royaume. (…) Si, au lieu de ce baroud d’honneur qui risque de mal tourner, voire même de friser le ridicule, tant il est peu conforme à la philosophie de vos sujets, vous la jouiez plus finement ? En admettant, comme nous le ferons tous tôt ou tard, que rien ne pourra arrêter la marche de la Flandre vers son indépendance, et en accompagnant celle-ci au lieu de tenter en pure perte de la stopper ?
Quand l’un des conjoints veut partir, il ne sert à rien de vouloir le retenir. Soyez donc, Sire, le juge qui invite le couple à divorcer à l’amiable.
Edgard Baeckeland, Guy Bertrand, Willy Burgeon, Jean-Alexis D’Heur, Paul Durieux, Jules Gheude, Jean-Sébastien Jamart, Jean-Luc Lefèvre, Jean Lerusse, Michel Pieret, Jean-François Renwart
Le 2 février 2011.
[Les caractères gras ne figurent pas dans le texte original sur www.gewif.net]
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