[Actu-Société]Autrefois belgicain, le chatoyant dessinateur-humoriste ne veut plus de
cette Belgique-là. Et ça ne l'amuse pas.
Si une majorité de Flamands veut foutre le camp, qu'elle foute le camp!
Lorsqu'on évoque les très prochaines élections, même les responsables politiques ont beaucoup de mal à dissimuler leurs pieds de plomb. Mais il y a plus profond: dans la population, ce pays a fini par susciter une profonde lassitude. Parce que les extrémistes du Nord ont fini par donner le cap des comportements politiques, le sentiment que la Belgique a déjà franchi un point de non-retour est plus que perceptible au Sud. Sentiment aggravé par la conviction qu'un palier supplémentaire sera franchi le 13 juin, par un vote massif en faveur des nationalistes flamands. Mais cette Belgique de l'exclusion, certains n'en veulent plus.
Parmi eux, Philippe Geluck. Le dessinateur du Chat était un unitariste
jusqu'ici convaincu, imprégné qu'il était par la grâce biculturelle dont
bénéficiait notre petit pays. Mais les comportements d'une certaine Flandre
ont tout chamboulé: "J'ai passé ma jeunesse et le début de ma vie d'adulte à
Bruxelles. Puis j'ai longtemps habité en Wallonie, où j'ai peut-être moins
perçu ce qui se tramait réellement au nord du pays. Récemment, je suis
revenu habiter à Bruxelles. Cette plus grande proximité avec la Flandre
d'aujourd'hui m'a ouvert les yeux. Je ressens plus fortement le virage
qu'ont pris trop de Flamands. Et ce que je vois est détestable.
Inconciliable, en tout cas, avec ma conception du vivre ensemble, et même de
la démocratie. Ma déception est immense." Et le coup de sang est à la
hauteur du désenchantement.
Récemment, vous déclariez dans un quotidien que "ce qui faisait la spécificité et la richesse de la Belgique est devenu sa principale raison de se séparer".Philippe Geluck - Oui. La vraie Belgique, celle de la diversité, du mixage linguistique et culturel, représente quelque chose pour moi. J'ai toujours
dit et je continue de dire que j'aime la culture flamande et les Flamands.
Mais quand la Flandre me crache constamment au visage, ça va comme ça.
Disons que je suis patriote. Mais le patriotisme, c'est l'amour des autres.
Le nationalisme, c'est la haine des autres. Je suis très triste de voir
qu'au nord de mon pays, il y a de moins en moins de patriotes et de plus en
plus de nationalistes.
Ils le sont tous?On nous dit qu'une majorité de Flamands tient encore à ce que j'aime dans la
Belgique. Mais alors, j'aimerais bien qu'ils me le montrent! Or, c'est tout
le contraire qui se passe. Qu'ils me le montrent le 13 juin par les urnes.
Qu'ils me le disent dans la presse. Qu'ils me le montrent en arrêtant toutes
ces mesures "anti-francophones". Qu'ils me le montrent en arrêtant de
participer par dizaines de milliers au Gordel, cette "promenade" cycliste
autour de Bruxelles. Des pères et mères de famille avec leurs enfants font
le tour de Bruxelles à vélo, pour bien dire aux Bruxellois francophones:
vous êtes nos prisonniers, on vous encercle! Sous couvert d'une randonnée
familiale, c'est une manifestation de mépris et de haine.
[...]
Vous rejoignez donc Olivier Maingain, qui a comparé certaines pratiques flamandes avec celles de l'Occupation allemande?Je trouve qu'il y a des parallèles. Il faut voir ce qui se passe sur le
terrain, en Flandre. Quand la commune d'Overijse organise un bureau de
délation anti-francophone, ça doit quand même nous rappeler quelque chose.
Ce qui m'inquiète le plus, c'est que tout est écrit. Que des intellectuels
flamands ou des autorités se mobilisent pour organiser l'exclusion, puis en
fassent des écrits. Cette manière d'étouffer Bruxelles en la sous-finançant
pour en faire un objet de chantage, ils l'ont écrite! La "doctrine Maddens",
du nom de ce professeur d'université de la KUL qui préconise d'assécher
l'Etat fédéral de ses ressources pour que, finalement, les francophones
soient demandeurs de plus d'autonomie, c'est un écrit. Des décrets comme le
"Wooncode" sont des mesures d'exclusion de type raciste, et c'est écrit!
Tous ces écrits font froid dans le dos. Comme Mein Kampf aurait dû alerter
l'opinion internationale. Tout était écrit!
Et s'est réalisé...Les Flamands pourraient encore empêcher la réalisation de ces doctrines
d'exclusion et de haine par voie démocratique. Mais le pire, c'est que
certains veulent vraiment les réaliser. C'est ça qui est devenu
irrespirable. En Flandre, les nationalistes et les extrémistes tiennent le
gouvernail. Et négocier avec ces gens-là, c'est entrer dans leur logique. Si
vous faites une concession pour montrer votre bonne volonté, ils la
saisissent puis exigent le truc suivant en inventant d'autres exclusions
pour mettre la pression. On ne peut pas entrer dans cet engrenage. C'est
pour cela qu'il faut changer la Constitution, et y inscrire la possibilité
de faire des référendums.
Pour définitivement poser aux Flamands la question de la rupture avec la Belgique francophone?Oui. Si c'est non à la rupture, il faudra qu'ils en déduisent une série de
choses: le respect des solidarités, des minorités et des droits humains
fondamentaux qu'ils ne respectent pas pour l'instant. Si c'est oui, il
faudra que les démocrates flamands se demandent où commence et où s'arrête
la solidarité au sein d'une Flandre devenue indépendante. Après s'être
désolidarisés des francophones, que feront-ils si une partie de la Flandre
est plus pauvre qu'une autre? Ils vont aussi l'exclure pour ne conserver
qu'une Flandre triomphante? Ça peut aller loin, ce genre de logique. Ça peut
aller jusqu'à une logique de sous-citoyens. C'est là que ça rejoint la
logique du IIIe Reich.
Le 13 juin, la N-VA pourrait devenir le premier parti flamand. Quelle serait votre réaction?Je commencerai à regarder les annonces immobilières à l'étranger. Sans
déconner! Ces gens me glacent. Est-ce que je pourrai encore vivre dans un
pays où des nationalistes et des néo-fachos du Vlaams Belang façonnent les
mentalités? Est-ce que, comme les Juifs dans les années 1930, je ne dois pas
me dire: il est temps de quitter l'Allemagne?
Vous seriez prêt à entamer un processus de séparation dès maintenant?Moi, je suis un démocrate. Si une majorité de Flamands dit qu'elle veut
foutre le camp, eh bien qu'elle foute le camp! Nous signerons l'acte de
séparation. Mais pas à n'importe quel prix. Vous avez votre indépendance,
mais à condition que nous gardions le nom de Belgique, qui sera composée de
Bruxelles, de la Wallonie et aussi des communes à facilités. Ce qui assure
donc un lien territorial entre la Wallonie et Bruxelles, via
Rhode-Saint-Genèse et quelques kilomètres carrés de forêt de Soignes, au sud
de Bruxelles, où les arbres ne parlent aucune langue. S'ils veulent qu'on
respecte leur volonté d'indépendance, il faudra aussi qu'ils respectent le
vou d'une majorité de francophones: vivre dans un autre espace que le leur.
Mais avec une grosse nuance par rapport à la Flandre actuelle: les
démocrates flamands seront les bienvenus dans cette nouvelle Belgique. Et
ils seront respectés dans leur identité linguistique.
Vous avez le sentiment d'un énorme gâchis?Tout ça m'attriste. Je parle les deux langues, je crois en la richesse de
l'intégration des cultures. Mais aujourd'hui, trop de Flamands se fichent de
cela. Vous pouvez être parfait bilingue, ouvert à leur culture, vous serez
toujours le francophone à exclure. Une fois de plus, malheureusement, on
peut refaire un parallèle avec ce qui s'est produit en Allemagne: vous aviez
beau être Allemand, parler la langue parfaitement, aimer Beethoven et
Goethe, si vous étiez Juif, vous deviez être exclu. C'est là qu'on est dans
l'apartheid, le racisme, la haine de l'autre. Tout ça m'est odieux.